L’œuvre de Pierre Boulez, né le 26 mars 1925, avant-gardiste et novatrice, a influencé de nombreux compositeurs à travers le monde. Il a dirigé les plus grands orchestres internationaux. Fondateur de l’IRCAM et de l’Ensemble intercontemporain, il a contribué à transformer l’ensemble du paysage musical français.
Nombreux concerts en France, en Europe, aux États-Unis et au Japon, mais aussi création d’œuvres inédites du maître, commandes passées à de jeunes compositeurs, et ouverture de la musique contemporaine à de nouveaux publics via la danse ou les musées : toutes les facettes de la vie et de l’œuvre de Pierre Boulez seront mises à l’honneur au cours de cette Année exceptionnelle ouverte par Rachida Dati, ministre de la Culture, le 6 janvier, à l'occasion du centenaire de sa naissance (voir notre encadré).
Proche collaborateur de Pierre Boulez à l’IRCAM, Laurent Bayle, qui l’a accompagné sur toutes les batailles institutionnelles majeures de ses dernières années, est le commissaire général de cette commémoration. Il revient pour nous sur la personnalité et les multiples visages de ce grand musicien qui a eu une si forte influence sur l’évolution de nos institutions culturelles.
On fête cette année le centenaire de Pierre Boulez. Huit ans après sa mort, que représente-t-il aujourd’hui pour les jeunes musiciens et les jeunes compositeurs ?
Aujourd’hui, c’est d’abord la puissance créatrice de Pierre Boulez qui impressionne les jeunes artistes, et son tour de force : avoir imposé la création dans le débat public au point de reconstruire les institutions autour d’elle, jusqu’à mettre en résonance à cette fin créatrice la question de la mémoire et du patrimoine musical. Comment s’y est-il pris ? Quel est le mode d’emploi ? Voilà leurs questions.
Précisément, que leur répondez-vous ?
J’évoque d’abord l’homme singulier que j’ai connu : voué corps et âme à la musique, il s’engageait à fond pour la réussite d’une équipe, capable de sauver toute une production, grâce à sa présence pacificatrice et sa volonté exemplaire. A 84 ans, je l’ai vu honorer ses engagements encore nombreux, au mépris d’une mauvaise chute qu’il avait faite à l’aéroport lui valant plusieurs fractures, et pour quelle raison, encore une fois, sinon pour servir la cause de la musique ?
Dans sa jeunesse, il n’hésite pas à se faire polémiste. Par quels motifs ?
Sa génération, dans les années 1945-55, rejette l’esprit décevant de l’entre-deux-guerres, replié sur le nationalisme ou le divertissement, même si l’Allemagne, au milieu des ruines, s’ouvre à la création contemporaine. Pierre Boulez est très vite marqué par la nécessité de mener, notamment en France, une sorte de guérilla institutionnelle. Le Spiegel, en 1967, publie un entretien où il déclare qu’« il faut brûler les maisons d’opéra ». Ce n’est pas une posture. Le lecteur attentif trouve là une critique serrée et pertinente des institutions et l’invitation à moderniser le cadre lyrique. En réalité, Boulez défend non pas le rejet du passé mais le libre choix de ses sources dans le patrimoine musical et la recherche de son propre langage musical. Et il n’est pas seul : Karlheinz Stockhausen, Iannis Xenakis, György Ligeti, Luciano Berio, John Cage, tous cherchent un nouveau langage.
Comment caractériser ce langage musical de Pierre Boulez ?
A cette époque (1945-55), il produit une musique complexe. Par exemple la 2e Sonate pour piano (1948), Le Marteau sans maître (1954). Ensuite, avec les années, il produit une œuvre dont les points de repère, pour le public, sont plus évidents. Beaucoup de jeux sur les variations, sur des proliférations sonores. A partir des années 80 s’y ajoute une grande maîtrise de l’orchestration.
Aujourd’hui, son œuvre est entrée dans le répertoire. Sans doute certains pourront estimer qu’il faut fournir un effort pour l’apprécier. Rappelons simplement que la patrimonialisation de Gustav Mahler, qui composait au début du XXe siècle, ne s’est opérée que dans les années 60.
Chez Pierre Boulez, le compositeur n’a-t-il pas trouvé un sérieux allié dans la personne du chef d’orchestre ?
La nécessité et le hasard l’ont conduit à se découvrir cet autre talent. Au départ, la question était : qui pour diriger mes créations réputées compliquées ? En Allemagne où il est très bien accueilli, il intervient dans les répétitions et, de fil en aiguille, il dirige. C’est le début d’une carrière extraordinaire.
Dès ses débuts, il s’affranchit de l’usage de la baguette. Il juge que ses mains sont bien plus expressives. Il met au point un vrai langage des signes. Pas d’effets de manche, mais des gestes opérants dont il se sert ensuite pour diriger les œuvres du répertoire. Une archive de 1988, son master class du festival d’Avignon, l’année où il dirige Répons dans la carrière Boulbon, donne l’idée de cette école appréciée des jeunes chefs. Un enseignement qu’il a dispensé toute sa vie.
Le succès va venir très vite dans les années 60 (notamment Le Sacre du printemps à Paris en 1963, puis Wozzeck et Parsifal en 1966). Les années 70 lui apportent la consécration mondiale : la direction de l’orchestre de la BBC, en même temps que celle de l’orchestre de New York, et… le mémorable centenaire du festival de Bayreuth en 1976 où il dirige le Ring (repris chaque été jusqu’en 1980), avec Patrice Chéreau à la mise en scène, dans un contexte sulfureux où ils parviennent, en quatre ans, à retourner la salle en leur faveur. Une sorte d’enflure romantique ankylosée avait fini par rendre la musique de Wagner insupportable. En revenant au tempo et en s’y tenant (ce qui est le signe d’une véritable sensibilité de musicien), Boulez a dirigé chaque panneau du Ring en une heure de moins que les prétendus tenants de la tradition, leur rendant leur transparence et leur beauté. Les deux artistes collaborent à nouveau en 1979 pour Lulu d’Alban Berg à l’Opéra de Paris.
Est-ce alors que Pierre Boulez en vient à faire bouger les lignes institutionnelles ?
A la demande du président de la République Georges Pompidou, il crée, ces mêmes années, l’IRCAM (l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique, 1970), puis l’Ensemble intercontemporain (1976), qui sont, pour ainsi dire, ses bébés. Ensuite, dans les années 80, il se trouve engagé avec d’autres dans de grandes batailles autour de la question de la politique musicale. L’Opéra Bastille (1989) ressemble moins à ce qu’il souhaite que la Cité de la musique (1995), cette dernière devenue en 2015 Cité de la musique-Philharmonie de Paris. A ces époques j’ai la chance de l’accompagner en première ligne, au quotidien.
En quoi l’IRCAM, l’Ensemble intercontemporain et la Cité de la musique ont-ils réaménagé l’institution autour de la création ?
La question majeure, susceptible de mobiliser les acteurs, de l’IRCAM à la Philharmonie de Paris, c’est : « comment allier mémoire et création » (les Anglais disent roots and breaks, racines et ruptures) ? La réponse, c’est la transversalité. Mettre en relation d’échanges la musique et les autres arts. Inscrire les centres de recherche et les instances de créations dans des espaces plus vastes : des festivals, mais aussi, pour l’IRCAM, se situer au cœur de l’effervescence du Centre Pompidou, pour l’Ensemble intercontemporain programmer des concerts non seulement dans des cénacles spécialisés mais également dans des lieux classiques. A la Cité de la musique-Philharmonie de Paris, ouverte du matin au soir, on trouve des concerts, un musée, des expositions, un conservatoire, la pratique amateure au cœur de la pratique professionnelle, une programmation musicale qui comprend du classique, du contemporain mais aussi toutes les cultures musicales du monde.
Reste un aspect de la personnalité de Pierre Boulez : quel professeur était-ce ?
Il n’enseignait pas, mais décrivait son expérience en recommandant de ne pas l’imiter. C’était un dialogue avec les jeunes artistes, sur le modèle des rencontres singulières que lui-même avait vécues quand il était jeune, notamment avec Olivier Messiaen.
Et par ailleurs, sa chaire au Collège de France, créée pour lui grâce à Michel Foucault (1977), lui donne l’occasion d’approfondir certains concepts : ordre et chaos, mémoire et création, œuvre ouverte (qui réserve à l’interprète plusieurs possibilités), temps lisse et temps strié, temps réel…
Avec cette notion de « temps réel », on aborde les nouvelles technologies. Comment s’accordait-il avec elles ?
C’est pour la musique une mutation capitale dès l’après-guerre : l’électricité, et l’invention de nouveaux instruments liés à la transformation de sons enregistrés. Pierre Schaeffer, Pierre Henry représentent ce courant de la musique « concrète », une musique plus proche d’un travail d’ingénieur du son, sans instrumentistes.
Pierre Boulez choisit une autre voie, celle de l’ordinateur, encore balbutiant à l’époque. Il juge qu’il faut absolument que les musiciens s’approprient ce territoire pour le mettre au service des interprètes. Mais à l’époque, il n’était pas encore vraiment possible de mettre un capteur sur un instrument ou un danseur, pour le faire dialoguer en temps réel avec une machine. C’est Boulez qui, grâce à la collaboration avec des scientifiques, explore cette voie avec succès dans une œuvre comme Répons, créée en 1981. L’IRCAM développe des prototypes dans ces années-là, mais la puissance des processeurs et leur miniaturisation se développent à une vitesse incroyable, ce qui pose de sérieux problèmes de retour sur investissements à l’IRCAM…
Aujourd’hui, est-ce que la Cité de la musique-Philharmonie de Paris va au-delà de ce qu’avait voulu Pierre Boulez ?
Si Boulez a toujours prôné la rencontre des cultures du monde, comme tous les artistes de sa génération, pour autant il se méfiait du « populaire » tel que les industries culturelles l’incarnaient, à savoir les courants de variété et de pop-rock, dans lesquels il voyait un risque de banalisation et de standardisation de la musique. Reste que, même si la Cité de la musique a su inclure tous les courants qu’il tenait à distance, son devenir est conforme à la matrice qu’il avait posée au départ : un pôle culturel multiformes qui programme des propositions variées pour attirer toujours d'autres publics.
Création de la dernière œuvre de Boulez, lancement d’une plateforme numérique…
Trois éclairages spécifiques vont renforcer, tout au long de 2025, la programmation de concerts sur de nombreuses scènes musicales, en France et à l’étranger : la création d’inédits de Pierre Boulez, notamment sa dernière œuvre, Notations VIII pour orchestre, laissée inachevée et terminée par le compositeur Philippe Manoury ; la création de commandes passées à de jeunes compositeurs qui ont souhaité lui rendre hommage ; l’ouverture à de nouveaux publics, en associant la musique de Boulez à d’autres disciplines dans des lieux inédits (comme une chorégraphie dans les salles d’un musée).
Colloques et débats, édition d’ouvrages en France et à l’étranger, production de films documentaires viendront enrichir et renouveler l’offre foisonnante de connaissances disponibles sur Pierre Boulez et sur la musique contemporaine.
Dès le 6 janvier 2025, tout le programme dans ses moindres détails sera consultable sur une nouvelle plateforme numérique : https://pierreboulez.org
On y trouvera de quoi tout savoir sur soixante-dix années de création artistique boulezienne, avec de nombreux documents, notamment audiovisuels (grâce à l’Institut national audiovisuel - INA).
Partager la page