Durant les années 2000, le collectif autrichien Gelitin (Wolfgang Gantner, Ali Janka, Florian Reichter et Tobias Urban) occupe le devant de la scène artistique internationale en multipliant les performances et installations aussi délurées que régressives, réactivant le souvenir des actionnistes viennois sur un mode en apparence potache, proposant des contre-modèles à l’hétéronormativité capitaliste (rien que ça !) là où leurs devanciers cherchaient à conjurer le conservatisme postfasciste.
Faire la fête
La première intervention institutionnelle notable du groupe, qui marque le début de leur exposition médiatique et de leur intégration aux circuits de l’art contemporain, a lieu à New York durant l’été 1998 au P.S.1 Contemporary Art Centre. Intitulée Percutaneous Delights, l’installation est qualifiée de « lieu le plus en vue de l’été » dans le magazine Art in America. Dans la cour extérieure du bâtiment, à mi-chemin entre le terrain de jeu et le terrain vague, les Gelitin ont élaboré un espace ludique et festif à partir de matériaux de récupération et d’objets trouvés. Ils ont constitué diverses attractions – un peu bancales – destinées à l’amusement et agrémentées de la présence d’un DJ tous les samedis après-midi, transformant la cour de P.S.1 en un festival de musique électronique. Parmi les propositions de Gelitin, un ours en peluche bleu géant, des tourniquets arroseurs, une piscine gonflable sous un dôme plastifié, une tour en panneaux de bois et de contreplaqué et une sorte d’igloo fait de réfrigérateurs en fonctionnement dans lequel le public pouvait aller se rafraîchir. En somme, un mélange de rave-party et de jardin à l’arrière d’un pavillon de banlieue étatsunien. Le titre de l’installation, Délices percutanés, signale l’intérêt de Gelitin pour les plaisirs physiques qui traverse par la suite toute l’œuvre du groupe : plaisirs tactiles simples liés, dans le cas de l’installation à P.S.1, au contact de la peau (soleil, froid, gouttes d’eau). La dépense d’énergie est orientée vers la jouissance, aucunement vers la productivité.
(Dé)sexualité
À partir de cette première intervention et à mesure que croît l’audience du groupe se multiplient les motifs sexuels et les allusions scatologiques : d’une part le motif de l’érection, suggérant une fixation au stade phallique dans la théorie freudienne du développement de l’enfant, et d’autre part, le motif de l’excrétion, suggérant cette fois une fixation au stade antérieur, le stade anal. Mais si les sexes masculins tumescents sont un motif récurrent, ils ne traduisent cependant jamais la volonté de puissance et de domination ordinairement associée au phallus : ces érections ne sont que le signe d’un désir polymorphe, fluide et labile.
Les Photographies de micro-sculptures romantiques entre 1998 et 2003 consistent en une série de nus, réalisés dans les déserts de Californie et du Mexique ainsi qu’en forêt en Suisse et en Autriche. Dans ces portraits photographiques en pied, chacun des membres du groupe porte pour seul vêtement un tee-shirt sur la partie supérieure du corps et se masturbe face au paysage – ou tout du moins exhibant fièrement son membre en érection. Ces photographies sont à la fois des blagues potaches et des gestes de désacralisation et de désérotisation de l’érection masculine.
La genèse de cette série est éloquente : lors d’un voyage dans le désert, deux des membres du groupe partis pour six mois en Californie se seraient arrêtés pour se masturber devant le paysage et auraient alors pris des photographies pour les envoyer à leurscamarades restés en Autriche. S’en serait suivi une correspondance photographique. Il faut donc s’imaginer les artistes en train de s’envoyer des photographies de leurs sexes en érection dans des cadres plus improbables les uns que les autres, avant l’ère des smartphones hyperconnectés, revisitant dans un cadre initialement privé la pratique de l’art postal au prisme de la blague adolescente et de l’écosexualité. À ce propos, les artistes dissertent volontiers sur le caractère sexuellement excitant de la nature et surce que serait une sexualité végétarienne, portée sur les arbres avant de se porter sur les êtres humains.
Cette série de photographies réussi à faire disparaître l’érotisme et primer le sens du comique sur l’obscénité. L’incongruité de la situation photographiée est le premier élément à y concourir : au milieu d’un paysage typique des films de western américain, un homme exhibe une érection qui semble hors de propos. Le port du tee-shirt comme unique vêtement renforce cette impression comique : les genitalia étant les seules parties du corps (avec la poitrine féminine) dont la monstration est encore socialement considérée comme obscène dans les sociétés occidentales contemporaines, garder un tee-shirt comme marque ultime de bonne tenue et de décence, quand le reste du corps est nu, frôle le ridicule. Le vêtement contribue ainsi à la désérotisation, ou à l’érotisation queer, du corps sexué. Le torse nu est un cliché de virilité triomphante ; le motif inverse, haut du corps couvert, jambes et entrejambe nus, déconcerte parce qu’il prend le contre-pied des représentations socialement normées, mais également parce que cette situation ne se présente jamais en société, exception faite du cas des enfants en bas âge. Les Gelitin proposent donc une régression à trois coups : ils sont à la fois les enfants s’ébattant en tee-shirt les fesses à l’air, les garçons adolescents se masturbant compulsivement et dans des endroits improbables lorsque leur sexualité se fait effervescente, et les adultes capables de jouer avec le caractère socialement inadapté de ces pratiques pour despersonnes de leur âge.
Indistinction
Les thèmes scatologiques et urologiques, traités sur un mode comique et maniaque, permettent également à Gelitin de perturber les modes de représentations hégémoniques dans lesquels s’articulent hétéronormativité patriarcale (la domination masculine) et capitalisme productiviste. Éjaculation et miction se retrouvent ainsi rabattue l’une sur l’autre, l’une dans l’autre, dans la sculpture publique Arc de Triomphe, érigée à Salzbourg en 2003 devant la Rupertinum Modern Art Gallery. En pâte à modeler et haute deplusieurs mètres, elle représente un personnage masculin exhibant une érection de quelques dizaines de centimètres dans la posture gymnastique dite du « pont », mains et jambes en appui au sol et pubis orienté vers le ciel. Cet homme-fontaine urine de manière continue dans sa propre bouche, l’arc de liquide redoublant la posture arquée du personnage. Dans le communiqué de presse publiépar le Rupertinum à Salzbourg, Gelitin désignait son œuvre comme un « hommage au Viagra ». Réduisant à une seule et même fonction miction et éjaculation, le priapisme des Gelitin est tout à la fois triomphant et déviant. Il participe ainsi d’un système de dépense foncièrement improductif et joyeux.
Cet informe objet du désir
Renversant cul par-dessus tête la théorie freudienne, les performances de Gelitin s’apparentent à une entreprise de désublimationde l’activité artistique : au lieu de transformer les pulsions sexuelles en activités socialement valorisées (l’art ou l’investigation intellectuelle), il laisser libre cours aux pulsions sexuelles infantiles, indifférenciées et non normées, dans le cadre d’environnements posant comme principe non seulement l’indifférenciation sexuelle (l’objet du plaisir chez les Gelitin est indifféremment masculin ou féminin), mais encore l’indifférenciation des orifices anaux et vaginaux, des fonctions sexuelles et des fonctions d’excrétion et de miction en un « cloaque1 » indifférencié. Ils proposent ainsi la fiction théorique-pratique d’une sexualité radicalement non-génitale, au-delà de la régression, comme en témoignent les photographies du vernissage de la Schlammsaal (« salle-boue ») à l’occasion de leur exposition au Kunsthaus de Bregenz en 2006. On y voit des participantes euphoriques, déguisées avec robes de princesse et fourrures synthétiques, pataugeant, dansant et se caressant à demi-nus dans une immense mare de boue crachée par un volcan en carton. La boue qualifie l’espace ainsi créé comme indifférencié et informe. Le motif du volcan, qui peut être chargé de connotations sexuelles aussi bien masculines que féminines, contribue également à la création d’un univers informe. Cette fête non-réglée ouvre ainsi sur une sexualité transgenitale (post-adulte et postgenre), où la dépense est dispersion jouissive d’énergie au-delà du duo normatif pénis-vagin. La sexualité hétéroreproductive est remplacée par un modèle oscillant entre une pansexualité plurivoque (la partouze queer) et infra-sexualité régressive et jouissive (la pataugeoire).
Bien-être et production excrémentielle collectiviste
Ces motifs se prolongent également dans une réflexion sur la valeur ajoutée des déchets humains, urine et fèces. À plusieurs reprises, Gelitin transforme les excréments non pas en or mais en matière à jeu et à émerveillement. Ils développent ainsi une esthétique de la scatologie participative. Das Kackabet (2007) répond ainsi au protocole suivant : les visiteurs de l’atelier de Gelitin à Vienne sont invités, lorsqu’ils utilisent les toilettes des artistes (dotées d’un plateau où les fèces restent visibles, à la manière allemande ou autrichienne), à former une lettre de l’alphabet avec leurs excréments et à prendre « l’œuvre » en photographie. L’installation AllTogether Now (2011) – que les artistes préfèrent appeler une sculpture – décline ce protocole : dans la Tim van Laere Gallery a été installée une cabane en bois surélevée, construite comme à l’habitude avec des matériaux de récupération, plaques en contreplaqué et portes de placard, dans laquelle le visiteur peut s’isoler pour uriner. L’urine est alors conduite par un tuyau transparent dans l’espace adjacent de la galerie pour venir remplir, grâce à un système de pompe, une bulle en plastique géante et chaude. Mais l’intérêt du dispositif est que le public ne prenait conscience du processus de production qu’après avoir testé le coussin géant – celui-ci se trouvant à l’entrée de la galerie.
Comme son titre l’indique, All Together Now est un projet participatif. Si les artistes insistent sur la désignation de l’œuvre comme sculpture, c’est sans doute en référence à la sculpture sociale de Beuys, dont ils proposent une version certes régressive, mais véritablement sociale en ce qu’elle est le produit de la rencontre des fluides de multiples personnes : « on pourrait, affirment-ils, l’appeler une “sculpture démocratique”. Plus nombreux sont les contributeurices, plus l’œuvre devient confortable ».
La dépense débile comme paradigme
Les productions de Gelitin se veulent résolument orientée vers la dépense gratuite. L’énergie doit être dépensée frénétiquement, sans compter, pour elle-même, pour la beauté du geste, si idiot ou absurde soit-il. Leur participation à la Biennale de Venise en 2011, Some Like It Hot, illustre également ce propos : il s’agit de la création d’un fourneau en plein air dans les jardins de l’arsenal ressemblant à un four à pizza et destiné à fondre du verre. À l’artiste Christian Egger qui leur demande s’il est possible d’emporter, en souvenir, un petit morceau du verre fondu par le fourneau une fois refroidi, Gelitin répond que ce n’est aucunement l’idée, et que « cela ruinerait tout le projet, si l’on produisait quoi que ce soit ! ». Il précise ainsi que l’enjeu essentiel est la dépense d’énergie en pure perte : « Le propos est de gaspiller beaucoup d’énergie ! »
En 2001, pendant la Biennale de Venise, leur performance consiste à se jeter depuis un pont pour nager dans les canaux de la ville, dont l’eau est notoirement sale, et parfois malodorante quand vient l’été. Pour le second volet de cette performance intitulée Nella Nutella, les membres du groupe sont déguisés en panettone – avec un véritable gâteau sur la tête – et s’allongent sur la place Saint-Marc pour laisser les pigeons venir les picorer. Formulées ainsi, les propositions semblent se caractériser d’abord et avant tout par la superficialité d’une bêtise facile : se jeter dans un canal à Venise s’apparente de la provocation adolescente – Gelitin se prête à cet exercice précisément au moment où la série Jackass rencontre un succès notable à la télévision. Mais la bêtise s’enrichit ici du trouble : ense transformant en nourriture pour pigeon, les Gelitin s’assimilent à des cadavres et les photographies de la performance provoquent uninconfort tenace.
Au cœur de la pratique de Gelitin se trouve donc un rapport à la dépense imbécile, dépense gratuite et immotivée qui sidère autant qu’elle suscite le rire. Ils pratiquent ainsi un productivisme bête, dévié de toute finalité productive, comme l’érection est chez eux déviée de sa fonction sexuelle reproductive. Les œuvres sont donc bêtes dans le sens où le culturaliste étatsunien Jack Halberstam conçoit la bêtise comme un lieu de résistance au modèle de production capitaliste et de reproduction hétéronormée[1]. Gelitin refuse tellement la culture hégémonique qu’il ne prétend même pas s’y opposer : s’y opposer, ce serait encore « faire son jeu », entrer dansune logique oppositionnelle, compétitive, à savoir quel modèle de société serait le plus à même d’assurer le bonheur collectif. À la manière du Bartleby d’Herman Melville, il se contente de dire « je préférerais ne pas… » : je préférerais ne pas avoir à bander pour pénétrer un vagin et assurer ainsi l’hétéroreproduction de la nation, je préférerais ne pas produire en masse des objets utiles, etc. Et par ce refus mou, ils grippent la machine. Ils n’ont pas de prétention utopique, ils ne prétendent rien, ils ne tiennent pas de grands discours sur l’émancipation par la sexualité, comme Jeff Koons le faisait avec une pseudo-naïveté qui ne saurait faire oublier la vision rétrograde des rapports entre les sexes qu’il proposait dans Made in Heaven. Contrairement aux idéologues, les Gelitin agissent concrètement en offrant non des images, mais de véritables espaces contre-politiques d’émancipation par la régression.
Un texte de Morgan Labar, historien d’art, directeur de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon
Ce texte reprend les analyses développées au chapitre 4 de l’ouvrage de Morgan Labar La Gloire de la Bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980, Dijon, Les presses du réel, coll. Œuvres en sociétés, 2024.
[1] Selon Halberstam, « le succès, dans une société hétéronormative et capitaliste, se réduit trop facilement à la maturité reproductive et au lien obligatoire qui s’établit entre hétéroreproduction et accumulation du capital » (Judith/Jack Halberstam, The Queer Art of Failure, Durham, Duke University Press, 2011, p. 2). Autrementdit, produire, accumuler et se reproduire appartiennent à la même chaîne de re·production du capital. La bêtise, la non-maîtrise, l’absurdité comptent ainsi parmi les stratégies permettant de déjouer cette idéologie du succès.